©

La bryoflore savoyarde, état des connaissances - 2020

Rédaction et photographies : Thomas Legland, CBNA, décembre 2020.

Introduction

Les bryophytes au sens large regroupent les végétaux dépourvus de système vasculaire et se reproduisant par spores. Plus précisément, il s’agit de 3 phyllums : les Anthocérophytes (anthocérotes), des Marchantiophytes (hépatiques à thalle et à feuilles) et des Bryophytes sensu stricto (mousses, incluant sphaignes et andréales).

Les bryophytes font encore partie en France de la « biodiversité méconnue ». Leur étude nécessite de recourir à de la documentation spécialisée, souvent en langue étrangère, ainsi qu’aux loupes et microscopes. Moins facilement appréhendables que la grande faune ou la flore vasculaire, elles sont à l’instar des lichens, des champignons, des insectes (…) quelque peu délaissées des naturalistes et des scientifiques.

Nous verrons cependant que la Savoie fait partie des départements les mieux lotis, les moins méconnus pourrait-on dire. Et c’est heureux, car outre l’aspect purement naturaliste, l’étude des bryophytes et de leur écologie ne manque pas d’intérêts. Elles représentent dans certains types d’habitats (humides, rocheux, forestiers…) une part importante de la biomasse et de la biodiversité. Elles jouent également un rôle important dans la structuration, le fonctionnement écologique et la dynamique de nombreux habitats fragiles comme les tourbières, les tufières ou les combes à neige. Beaucoup d’espèces liées à des niches écologiques spécifiques sont potentiellement de bonnes espèces bio-indicatrices du fonctionnement, de la naturalité, de l’état de conservation des habitats. S’intéresser aux bryophytes, c’est regarder au travers d’une loupe les petites choses pour mieux comprendre les grandes.

Petite histoire de la connaissance de la bryoflore en Savoie

Avec ses montagnes majestueuses et la diversité qu’elles recèlent, la Savoie a attiré depuis longtemps d’éminents bryologues.

L’étude des bryophytes savoyardes démarre véritablement au 19ème siècle, où quelques botanistes locaux, tels que Jean-Louis BONJEAN et Auguste HUGUENIN, s’intéressent aux muscinées. D’autres bryologues, principalement français ou suisses, font des incursions en Savoie pour y étudier les mousses, comme Emile BESCHERELLE, Georges-François REUTER, Jean MULLER, Venance PAYOT ou François HETIER. Parmi eux, le militaire Edouard Gabriel PARIS en poste à Chambéry apporte la première contribution significative à la connaissance de la bryoflore savoyarde en 1863.

La connaissance des bryophytes poursuit son essor avec les abbés Jules RECHIN et René SEBILLE, qui mettent en valeur à l’occasion de plusieurs voyages d’étude au tournant du 20ème siècle, la grande richesse de la bryoflore de la Haute-Tarentaise, tout comme l’abbé Georges Marius GUILLAUMOT quelques décennies plus tard. Dès lors, plusieurs espèces nouvelles pour la France sont signalées en Savoie.

Laurent CASTELLI, natif de Pralognan, apporte dans la seconde moitié du 20ème siècle une contribution remarquable à la bryologie savoyarde. Il étudie la Haute-Tarentaise et la Haute-Maurienne, particulièrement le riche secteur du Mont-Cenis qu’il explore à de multiples reprises entre 1955 et 1988. Ses prospections et ses observations microscopiques sont méticuleuses, la réalisation de son herbier est empreinte d’un grand soin. C’est un bryologue hors pair, qui aura découvert de nombreuses espèces nouvelles pour la Savoie et plusieurs pour la France. Il reste à ce jour l’unique observateur de quelques raretés nationales comme Cnestrum alpestre, Timmia comata, Prasanthus suecicus ou Trematodon brevicollis.

La plupart de ces bryologues ont laissé derrière eux des écrits et des herbiers, qui permettent encore aujourd’hui de recenser et le cas échéant de vérifier les données savoyardes.

Depuis les années 2000, la connaissance des bryophytes de Savoie se structure avec le travail fondamental de dépouillement et de bancarisation des données mené bénévolement par Leica CHAVOUTIER. En y ajoutant ses nombreuses observations inédites, elle établit avec Vincent HUGONNOT le premier bilan de la bryoflore de Savoie (CHAVOUTIER & HUGONNOT, 2013). Ce travail complet à l’échelle d’un département, sans précédent en France, met en lumière les richesses et les spécificités de la bryoflore de Savoie. Les gestionnaires d’espaces naturels s’intéressent à ce groupe méconnu et lancent des inventaires complémentaires. Des bryologues attirés par ces richesses viennent régulièrement herboriser en Savoie, comme François BONTE, bryologue amateur normand, qui depuis plusieurs années sillonne la Vanoise en multipliant les découvertes d’espèces rares.

Parallèlement, le Conservatoire botanique national alpin (CBNA) intègre la bryologie dans son champ de compétences à partir de 2008. En lien avec Leica CHAVOUTIER, il compile les connaissances disponibles en bases de données, constitue un réseau de correspondants et lance des campagnes d’inventaires sur l’ensemble de son territoire d’agrément, dont la Savoie fait partie. Les données intègrent le Système d’Information sur la Nature et les Paysages (SINP) et sont diffusées sur le Pôle d’Information Flore-Habitats-Fonge et sur l’Observatoire de la biodiversité de Savoie. Dix ans plus tard, le rythme d’acquisition des données est de plus en plus soutenu et un atlas des bryophytes des Alpes voit le jour (LEGLAND & GARRAUD, 2018).

Plus que jamais la connaissance de la bryoflore savoyarde progresse, comme en témoignent les mises à jour régulières publiées par Leica CHAVOUTIER (CHAVOUTIER & HUGONNOT 2014, CHAVOUTIER 2016a, 2016b, 2017, 2019) et les quelques 37 600 observations actuellement intégrées dans la base de données du CBNA, pour 173 observateurs recensés.

La Savoie : département français le plus riche en bryophytes !

En Savoie, il existe environ deux fois plus d’espèces de bryophytes que de vertébrés (oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles réunis).

En l’état actuel des connaissances, la Savoie apparaît comme le département métropolitain le plus riche en bryophytes, avec 920 espèces (1 007 taxons), soit près de 70 % des espèces de France métropolitaine (environ 1 350).

Cette richesse s’explique par la grande diversité des niches écologiques offertes aux bryophytes dans ce département. Premier facteur de diversité, l’étagement altitudinal (de 208 à 3 855 m) permet la coexistence dans le département d’espèces planitiaires et d’arctico-alpines. La géologie variée avec la présence de massifs calcaires, cristallins, et des originalités locales comme le gypse ou les roches riches en métaux lourds, offrent des conditions de pH très variables. Les variations d’hygrométrie enfin sont remarquables ; elles permettent l’expression d’une large gamme de milieux allant des tourbières dans les massifs les mieux arrosés (Préalpes, Lauzière, Beaufortain) aux pelouses substeppiques dans les vallées internes sèches.

À ce jour, bien que les données ne soient que partiellement disponibles pour le reste de la France, on dénombre 14 espèces savoyardes qui n’ont jamais été observées dans d’autres départements français. Six d’entre elles n’ont pas été revues récemment (Cnestrum alpestre, Dicranum groenlandicum, Mesoptychia gillmanii, Plagiopus alpinus, Timmia comata et Trematodon brevicollis).

Les découvertes continuent au fil des prospections. Des espèces nouvelles pour le département sont régulièrement enregistrées, tous les ans ou presque. Récemment, Hygrobiella laxifolia (CHAVOUTIER et al., 2020) et Scapania carinthiaca (BONTE et al., 2020) ont été débusquées. La première est nouvelle pour les Alpes françaises, la seconde pour l’ensemble de la France. Cette dernière, bien qu’absente de la liste nationale d’espèces protégées (par méconnaissance), figure à l’annexe II de la Directive habitats et devrait donc à ce titre être protégée sur l’ensemble du territoire national.

Espèces patrimoniales

Sur les quelques 1 350 espèces présentes en France métropolitaine, seules 12 sont protégées sur le territoire national (arrêté du 23 mai 2013), dont 7 existent en Savoie : Buxbaumia viridis, Dicranum viride, Hamatocaulis vernicosus, Mannia triandra (découverte récemment), Orthotrichum rogeri, Pyramidula tetragona et Riccia breidleri. Pour ces deux dernières, le département héberge une part significative des populations nationales et porte donc une responsabilité patrimoniale importante.

Pyramidula tetragona est une espèce annuelle discrète liée aux tonsures des pelouses sèches acidoclines. Les populations connues, situées dans les pelouses de moyenne Tarentaise, occupent de petites surfaces et présentent des densités très variables entre elles et selon les années (fortes variations interannuelles). Leur maintien nécessite de conserver des zones de terres nues dans ces pelouses, entretenues par le pâturage.

Riccia breidleri est une des rares bryophytes endémiques alpines. Il s’agit d’une hépatique à thalle qui occupe des zones terreuses acides temporairement humides de l’étage alpin, au-dessus de 2 000 m, où elle peut former des populations importantes sur des rives exondées de petits lacs ou dans des mares asséchées. Ces grosses populations sont assez peu nombreuses, établies majoritairement en Haute-Maurienne. Elles sont à protéger en priorité pour leur rôle de réservoir dans le maintien des populations annexes. Les pressions de pâturage et touristique sont particulièrement à surveiller.

Parmi les autres espèces protégées, Hamatocaulis vernicosus est liée aux marais de transition, Buxbaumia viridis au bois mort, Orthotrichum rogeri est une corticole des jeunes arbres et arbustes, Mannia triandra est une terricole pionnière calcicole des endroits chauds, et Dicranum viride une corticole des vieilles forêts acidophiles. Cette dernière a été trouvée en abondance en 2020 dans la forêt du Tal (communes de Pallud et Thénésol) lors des prospections naturalistes organisées par l’Observatoire de la biodiversité de Savoie.

Aucune espèce de bryophyte n’est protégée au niveau régional.

Il n’existe pas non plus de liste rouge nationale des bryophytes, mais une liste rouge de l’ex-région Rhône-Alpes, coordonnée par les CBN alpin et du Massif central, est prévue pour le début de l’année 2021.

Au niveau départemental, plusieurs dizaines d’espèces jugées patrimoniales sont mises en avant dans l’ouvrage de Leica CHAVOUTIER et Vincent HUGONNOT (2013).

Des sites extraordinaires

Depuis les bords du lac du Bourget, où la douceur des températures permet l’installation d’espèces habituellement méditerranéennes, jusqu’aux crêtes ventées des sommets où s’accrochent des arctico-alpines ne descendant pas en dessous de 2 500 m d’altitude, la diversité des milieux de la Savoie est flagrante.

Quelques communes de Vanoise sont particulièrement riches. Pralognan-la-Vanoise et Peisey-Nancroix, par exemple, couvrent chacune moins de 1,5 % de la surface du département. Avec respectivement 493 et 472 espèces recensées, elles abritent chacune plus de 50 % de la diversité départementale !

Les affleurements de gypse des adrets de la Maurienne et de la Tarentaise ont été complètement négligés par les bryologues anciens. En effet, ce substrat à forte teneur en calcaire, très érodable et très filtrant, paraît de prime abord particulièrement hostile aux bryophytes. Ce milieu extrême héberge cependant une bryoflore xéro-thermophile spécialisée, constituée d’espèces certes peu nombreuses mais particulièrement rares en France et notablement récurrentes sur les affleurements de gypse de basse altitude les mieux exposés. Parmi elles Syntrichia caninervis, Pterygoneurum subsessile, Pottiopsis caespitosa, Acaulon casasianum et Tortula revolvens sont particulièrement remarquables, et c’est en Savoie que les deux dernières ont été signalées pour la première fois en France.

À l’opposé de ces conditions chaudes et sèches, les tourbières des Saisies se distinguent par leur richesse en sphaignes. Avec 23 espèces présentes (sur 26 connues en Savoie), c’est le complexe tourbeux le plus riche en sphaignes des Alpes françaises. Il abrite en outre une belle diversité d’hépatiques sphagnicoles (petites espèces spécialisées croissant préférentiellement voire exclusivement dans les tapis de sphaignes), comme Fuscocephaloziopsis loitlebergeri ou Cephaloziella elachista, rarissimes en France.

Conclusion

La Savoie abrite une exceptionnelle diversité de bryophytes. Et bien qu’elle ait bénéficié d’une pression de prospection supérieure à bien d’autres départements, beaucoup reste encore à faire, comme l’attestent les découvertes régulières d’espèces nouvelles. Le département présente encore de larges secteurs méconnus ; Lauzière, Beaufortain, Chartreuse (…) promettent encore de belles découvertes.

Mais en Savoie comme ailleurs, ces richesses sont menacées. Urbanisation, dégradation des zones humides, intensification des pratiques agropastorales et sylvicoles et changement climatique sont autant de facteurs de déclin des bryophytes.

Gageons que l’amélioration continue des connaissances et que l’arrivée prochaine d’une liste rouge régionale permette une meilleure prise en compte de ces petits organismes dans les politiques publiques de préservation de la biodiversité.

Crédits photographiques : © Thomas Legland, CBNA
Merci à Marc Isenmann (idée, carte et relecture) et à Marie-Hélène Marie (relecture).
Consultable et téléchargeable sur le portail documentaire du CBNA.

La rédaction de cet article a été financée dans le cadre de la convention d’objectifs et de moyens entre le Département de la Savoie, le Conservatoire d’espaces naturels de Savoie et le Conservatoire botanique national alpin.

 

Bibliographie

BONTE,F., DELAHAYE,T., BOUDIER,P., 2020. Découverte en France de Scapania carinthiaca, une hépatique inscrite sur la directive européenne « Habitats-Faune-Flore » ; découverte dans les Alpes françaises de Tritomaria laxa et autres observations nouvelles d’Encalypta spathulata, Fuscocephaloziopsis leucantha, Gymnomitrion adustum et Marsupella boeckii, Bull. Soc. Bot. Cent.-Ouest , 51:62-71
CHAVOUTIER,L., 2016a. Deuxième mise à jour de la publication Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie et des zones limitrophes, Bull. Mycol. Bota. Dauphiné-Savoie , 220:17-39
CHAVOUTIER,L., 2016b. Troisième mise à jour de la publication Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie, Bull. Mycol. Bota. Dauphiné-Savoie , 222:25-62
CHAVOUTIER,L., 2017. Quatrième mise à jour de la publication Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie, Bull. Mycol. Bota. Dauphiné-Savoie , 227:33-48
CHAVOUTIER,L., 2019. Cinquième mise à jour de la publication Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie, Bull. Mycol. Bota. Dauphiné-Savoie , 234:5-15
CHAVOUTIER,L., HUGONNOT,V., 2013. Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie (France), Fédération Mycologique et Botanique Dauphiné-Savoie (FMBDS), 608p.
CHAVOUTIER,L., HUGONNOT,V., 2014. Première mise à jour de la publication Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie et des zones limitrophes, Bull. Mycol. Bota. Dauphiné-Savoie , 215:27-54
CHAVOUTIER,L., HUGONNOT,V., BLANC-TAILLEUR,I., 2020. Hygrobiella laxifolia (Hook.) Spruce (Hygrobiellaceae) dans les Alpes françaises, J. Bot. Soc. Bot. Fr., 90:23-33
LEGLAND,T., GARRAUD,L., 2018. Mousses et hépatiques des Alpes françaises. État des connaissances, atlas, espèces protégées, Conservatoire botanique national alpin, 240p. Consultable et téléchargeable sur le portail documentaire du CBNA.